FRAC Champagne-Ardenne : communiqué de presse de La Buse

28/03/2022

communiqué
Notre collectif réunit des artistes, des chercheur·euse·s et des commissaires d'exposition pour interroger le modèle économique du monde de l'art et améliorer les conditions d'exercice de ses travailleur·euse·s. C'est dans cette optique que nous avons sollicité la Maison des Lanceurs d'Alerte afin de développer une plateforme de signalement des pratiques abusives (en matière de conditions de travail, de rémunération, de contrats, etc.) mise en service en octobre 2020 sur notre site internet la-buse.org.

Chronologie d'une affaire judiciaire

Le 1er décembre 2020, le FRAC Champagne-Ardenne publie sur ses réseaux sociaux un message intitulé « ART, TRAVAIL, ÉTHIQUE » dans lequel notre collectif est cité, avec d’autres initiatives, en exemple de « mouvement citoyen qui œuvre à un avenir meilleur ». Dans son post, le FRAC Champagne-Ardenne dit « nourrir un dialogue constant sur ces sujets essentiels » et fait état de dispositifs existant au sein de la structure pour favoriser la « prévention [des] violences et discriminations ».

Entre le 2 décembre 2020 et le 5 janvier 2021, à la suite de cette publication, nous recevons sur notre plateforme cinq témoignages de salarié·es et ex-salarié·es du FRAC Champagne-Ardenne relatant des dysfonctionnements dans la gestion de la structure.

Après avoir pris connaissance de ces messages, nous décidons de publier un communiqué sur notre page Facebook afin de demander le retrait de la référence à notre collectif dans le post du 1er décembre, voire sa suppression, car « les actes importent davantage que l'affichage ».

Deux signalements supplémentaires nous parviendront après la mise en ligne de notre communiqué le 7 janvier 2021.

Le 1er mars, nous recevons un courriel contenant une lettre de mise en demeure nous demandant de transmettre à l'avocat du FRAC Champagne-Ardenne « tous les éléments [...] démontrant, soit la véracité de [nos] allégations, soit [notre] bonne foi », ou à défaut de supprimer des paragraphes entiers de notre communiqué. Par l'entremise de notre avocat, Me Alexis Fournol, nous refusons de satisfaire les exigences du FRAC car nous considérons qu'elles contreviennent aux engagements de notre collectif et à la finalité de notre plateforme.

En avril, un courrier nous arrive par voie postale : nous sommes assigné·es devant le tribunal judiciaire de Paris pour diffamation publique. Le FRAC Champagne-Ardenne demande notre condamnation à payer « 10 000 euros à titre de dommages et intérêts », « 5 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile » et les « entiers dépens », c'est-à-dire les frais de procédure. Au cas où nous serions condamné·es, le FRAC demande également la suppression de paragraphes entiers de notre communiqué et la publication à nos frais de la signification du jugement dans deux périodiques de son choix.

Ces demandes particulièrement dures ne sont pas sans évoquer une procédure-bâillon. Souvent utilisées par les entreprises multinationales pour museler les associations et les ONG, les poursuites-bâillons (en anglais, strategic lawsuit against public participation) ne visent pas tant la condamnation de l'organisation mise en cause que son épuisement psychologique et financier.

Il est clair qu’une telle procédure menace directement la survie de La Buse qui fonctionne grâce à une petite structure associative au budget modeste (quelques milliers d'euros annuels). Organiser sa défense demande du temps, de l'énergie et de l'argent (à eux seuls, les frais d'avocat peuvent atteindre 10 000 euros). Malgré cette pression psychologique et financière, nous allons passer une partie de l'année 2021 à préparer notre procès.

Au début de l'automne, tandis que notre avocat vient d'envoyer nos conclusions au tribunal, les événements vont prendre une tournure dramatique. Le 4 octobre, nous apprenons le décès de Frédéric Nadeau, salarié du FRAC Champagne-Ardenne depuis douze ans. Ce régisseur, dont les qualités professionnelles étaient appréciées et reconnues de toustes, a mis fin à ses jours sur son lieu de travail. Les membres de notre collectif sont bouleversé·es. Nous nous sentons impuissant·es et nous désolons de n'avoir pas su mieux aider les personnes qui se sont tournées vers nous en utilisant notre plateforme.

Les jours suivants, la douleur fait place à la détermination. Nous nous sentons prêt·es à assumer le procès qui nous est intenté et à nous mettre au service des proches de Frédéric qui souhaitent faire la lumière sur les circonstances de son décès. Mais le 13 octobre, notre avocat nous apprend que le FRAC Champagne-Ardenne se désiste de la procédure en diffamation. Notre affaire ne sera finalement pas jugée.

Pourquoi nous prenons la parole

Nous pouvons enfin parler après avoir été tenu·es à la discrétion, à la fois pour ne pas troubler la procédure et pour ne pas compliquer la situation des salarié·es du FRAC Champagne-Ardenne. À ce jour, la procédure est close et la situation des salarié·es appelle une réaction. Le moment est venu de relater les attaques dont nous avons été la cible et d’en proposer une analyse.

Soyons clair·es : la gestion du FRAC Champagne-Ardenne est un symptôme. Nous aurions tort de penser qu’il s’agit d’un problème isolé, même si ce cas nous semble particulièrement grave. Nous ne voulons pas que le FRAC soit le fusible qui protège un circuit institutionnel qui continuera de produire une violence endémique. Les événements que nous relatons sont exemplaires de phénomènes qui touchent tout le milieu artistique, et au-delà le monde du travail.

Ils mettent en évidence un problème structurel, celui de l’absence d’un vrai contrôle démocratique dans les institutions culturelles. Qu’elles soient publiques ou privées, ces dernières sont rarement dotées d’instances de délibération impliquant l’ensemble des salarié·es afin de prévenir ou de gérer les comportements abusifs. Bien au contraire, nous estimons avoir été confronté·es à une forme de solidarité oligarchique dont le but était d’invisibiliser les problèmes, y compris en instrumentalisant la justice pour faire taire les protestations.

Ces événements sont également exemplaires des effets délétères de méthodes managériales dont le discours explicite vise pourtant l’instauration d’une « communication non violente ». Reposant sur la psychologisation des phénomènes sociaux, des notions comme celles de « bien-être au travail » et de « bienveillance » ne font que poser un voile pudique sur de potentiels faits de violences très concrets. Elles peuvent même les redoubler par des effets d’autocensure. Or les analyses qui tentent de comprendre ces phénomènes montrent que l’impossibilité d’exprimer les conflits pour les résoudre collectivement est une cause majeure de souffrance au travail.

Il est donc temps d’affirmer que, contrairement à ce que laisse entendre une doxa enchantée, le monde de l’art est un milieu de travail particulièrement violent, structuré de manière inégalitaire et usant de méthodes de management toxique. À rebours du discours dominant, nous refusons l’individualisation des problèmes sociaux.

Pour des raisons historiques, le monde de l’art a tendance à se penser comme une exception. En réalité, il a pris le même tournant managérial que les autres mondes du travail, amplifiant et multipliant les situations de souffrance. L’une des particularités de notre milieu tient au fait qu’il croit être par nature le lieu privilégié de la conscience politique et de la liberté d’expression. C’est sans doute pour ça qu’il ne nous a pas été pardonné d’avoir pointé les contradictions qui existent souvent entre façade publique et réalité des pratiques. Dénoncer – même en des termes mesurés et en s’appuyant sur des témoignages concordants – des méthodes s’apparentant à du social washing est à ce point inacceptable qu’un procès nous a été intenté.

Fin et suite

Le 9 mars 2022, le tribunal judiciaire de Paris a acté le désistement du FRAC Champagne-Ardenne et l’a condamné à nous verser 1500 euros pour la prise en charge de nos frais d’avocat. Cette décision marque la fin d’une affaire judiciaire, mais pas celle de notre engagement militant. La tâche est immense. Malgré le drame, rien ne semble avoir vraiment changé au sein du FRAC, et nous savons que des situations similaires existent dans d’autres institutions culturelles.

À travers ce communiqué, nous portons à votre attention des informations que nous avons tues pendant des mois et réaffirmons notre détermination à pointer, à partir d’un cas particulier, des choix politiques mêlant verticalité du pouvoir, subordination au travail, doctrines managériales, restrictions budgétaires et compétition débridée, qui favorisent la survenue de catastrophes humaines et sociales.

Le collectif La Buse,
le 26 mars 2022.